L’isolement. Qu’y a-t-il de mieux ? De quoi, l’être humain, pourrait-il rêver d’autre ? Après tant d’années, de décennies, de siècles, de millénaires passés coincée avec elle-même, l’humanité pourrait-elle attendre quelque chose de plus grand que l’individualisme ? Dans le fond, Iaroslav était persuadé que non. Pourtant, il voyait bien deux facettes à cela. Il savait fort bien qu’elle était à la fois la hantise des gens comme lui et leur bonheur. Tout comme elle l’était également, mais surtout inversement, pour une majorité de la population. Être seul, qu’est-ce que ça pouvait bien signifier ? À part être à l’abri du regard des autres, se trouver au bout de sa fuite, il ne voyait pas bien ce que ça pouvait signifier. Certes, il y avait cet éloignement des individus les uns des autres, qui constituait une sorte de triste fatalité. Mais ce n’était pas ce qu’il recherchait. Pour lui, aller à l’écart, c’était comme prendre du recul pour mieux sauter. Après s’être ressourcé, avoir trouvé une fontaine de jouvence pour retrouver toutes ses compétences, il était plus prêt que jamais à faire front face à la foule. Il n’y avait là rien de mal. Pour sa propre personne, dans tous les cas. C’est bien ce qu’il s’était dit, allongé dans l’herbe, la réflexion uniquement interrompue par le bruit des flots tumultueux. Nul ne pouvait venir le déranger en ce lieu. Il ne pouvait avoir la moindre âme qui vive pour perturber la sienne. Alors il allait retrouver sa sérénité, penser en solitaire, et revenir plus fort encore qu’auparavant.
Seulement… seulement. Il y avait un truc qui le gênait. Une chose toute bête. Il n’arrivait à trouver la raison qui poussait l’intégralité de la population à ne plus vouloir vivre en partageant avec autrui. Evidemment, il restait la compassion pour les groupes d’individus restreints. La famille, les amis, tout ça. Mais globalement, les gens étaient-ils plus désunis que jamais ? Peut-être. Peut-être pas. Il n’avait pas la réponse à tout…
Lui-même pouvait passer pour un antisocial, au bout du compte. Il détestait la plupart du monde, ne s’intéressait qu’à peu de choses, et s’amusait de cela. Il était l’exact opposé de ce qu’il souhaitait être, ou paraître, tout en se complaisant dans cette situation. Pauvre de lui. Pauvre petit russe perdu, loin de chez lui et marginalisé...
Sur ce bonnes pensées, souriant pour lui-même, le slave se redressa et scruta autour de lui. Il n’y avait rien ni personne, n’est-ce pas ? Quelqu’un se serait-il caché dans les buissons pour l’observer ? C’eut été trop stupide et ridicule. Le lagon, ce bassin où chutait cette puissante cascade, était-il habité par quelques individus ? Hmm… non, jugea t-il d’un regard distrait. Il pourrait très bien y aller. Sauf qu’il n’avait pas de change. Pas plus qu’il n’avait prit quoi que ce soit pour aller se baigner. Il faut dire qu’il avait trouvé cet endroit un peu par hasard, y venant pour la première fois, pour combler son besoin d’isolement temporaire. Mais il pouvait y aller. Rien ne l’en empêchait. Déjà torse-nu, les manches du tee-shirt encore prises dans ses bras, il observa quelques temps cette vaste étendue d’eau. Il était impossible de ne pas la trouver accueillante. Alors irait-il, n’irait-il pas ? Le destin le dirait, comme il avait toujours dicté ses mésaventures…

J’étais seul. Comment aurait-il pu en être autrement ? Après tout, comment m’y serais-je diablement pris pour trouver quelque compagnie en ce lieu ? Perdu au milieu des bois, auprès d’une cascade rappelant l’isolement absolu de la zone, je n’avais qu’à exulter. J’étais à la fois isolé de tout, et la merci du moindre débarquement improvisé. Sans avoir peur, et sans même y penser, je n’ignorais nullement la proximité d’une nature omniprésente. Tout autour de moi, le monde existait. Tout autour de moi, les éléments se déchainaient. La vie battait son plein. Alors, pourquoi hésiter ?
Peut-être parce que, dans le fond, je n’étais pas si solitaire que j’avais bien voulu le croire. Une présence. La sentais-je ? Non, jusqu’à ce qu’elle soit devenue une évidence, je ne l’avais vu. Jusqu’à ce que mes yeux l’aient prise pour cible, je n’en avais rien deviné. Qui était-ce ? Pourquoi et comment était-elle arrivée là ? Parce qu’au bout du compte, il m’était apparu comme impossible qu’il en soit autrement. Je veux dire : qu’elle soit une fille. Sa longue chevelure – au moins aussi dense que la mienne -, alliée à ce corps fragile, à cette voix frêle sortant soudainement, et à ce visage trempé… Elle était tombée, peu importe comment. Elle avait atterrit dans l’eau, m’éclaboussant au passage, pour venir pousser cet espèce de cri ne voulant rien dire.
Alors je plissais les yeux. J’avais eu un mouvement de recul inutile. Sur le bord, hors de la flotte, je ne craignais rien. Et pourtant, elle m’avait agressé avec sa maladresse. Elle était tombée avec son sac, ses affaires, tout. Impossible de ne pas le remarquer. De son état de victime, elle avait faillit faire de moi la même chose. Seulement, je ne bougeais pas. Dans un premier temps, seulement, il est vrai. Mais je ne bougeais, ni ne faisait plus qu’observer. Allait-elle finir par sortir, se redresser, et tenter quelque chose ? Ce n’est pas comme si ça me regardait. Gardant un moment mon jean, je décidais tout de même enfin de venir au bord de l’eau, simplement histoire de ramasser le sac. Il n’était qu’en partie humide. La chute de l’inconnue avait au moins sauvé ses bagages. Le prenant et le jetant non loin de là, je lâchais un petit soupir avant de balancer mon tee-shirt avec. Je ne m’occupais pas d’elle. Je m’accroupissais simplement. Ou plutôt, je m’asseyais, n’ayant toujours pas décidé de me baigner. Je restais là, patient et impassible, à poser mon regard sur cette qui agissait les flots.
Aurais-je du dire une parole ? C’eut été possible. Mais, au lieu de cela, c’est un léger sourire qui s’était fait sentir. Sa situation avait quoi amuser. Son état n’était pas si banal. Rares étaient les êtres humains désireux de se jeter à l’eau sans prendre le temps de se dévêtir. Ce pourrait bien être un élément nouveau, envoyé par le hasard, pour m’empêcher de trouver tranquillité et monotonie. Son apparition ressemblait fort à un caprice. Elle dérangeait ma journée, mais ce n’était des plus mal. Tant mieux, aurais-je pu dire. Si j’en avais eu envie, évidemment, au lieu de l’observer de la sorte, aussi longuement que sûrement.

Au moins, une chose était sûre. Non, deux. Voire, peut-être trois. Premièrement, elle avait envie de parler. Hmm… deuxièmement, chose confirmée par le « elle » du premièrement, c’était une fille. Ensuite, troisièmement, elle était trempée. Plusieurs choses me venaient donc, comme par instinct, en tête. Mais pouvais-je les dire ? Et, si oui, le devais-je ? Bonnes questions, j’imagine. Je suis du genre à ne pas avoir toutes les réponses, mais à trouver l’essentiel, les interrogations utiles, qui font avancer les choses. Quoique je sais répondre à bien des choses. Je suis doublement utile, donc. Voilà, par conséquent, pourquoi je souriais pour moi-même en observant cette inconnue occupée à m’agresser.

« Je suis un terroriste tchètchène à la recherche d’une cible potentielle au pays du soleil levant. »

C’était stupide. Trop stupide. Même dit sur ce ton froid et sérieux, ça ne pouvait pas passer. Mais, au moins, ça me permettrait d’enchainer. J’avais maintenant le droit de la regarder un peu plus de la tête aux pieds, parce qu’elle m’avait parlé, que j’avais répondu, et qu’il le fallait.

« Tu devrais retirer tout ça. »

C’était un conseil comme un autre. Une sorte d’injonction qu’elle pouvait prendre comme bon elle semble. Pour ma part, je n’aurais pas dit non. Qui plus est, j’étais déjà torse-nu, et évide de trouver sur quoi serais basée cette étrange rencontre. Puisqu’elle m’avait troublé dans ma solitude, je pouvais bien espérer que d’insolites mais distrayants détails entrent en jeu, non ?
Plissant donc davantage les yeux, pour l’observer avec légèrement plus d’intensité, je finissais par me lever pour m’étirer et observer les flots. L’arrivée ininterrompue de la cascade avait le même effet, sur le lagon, que cette brune un peu trop encombrante. Restait à savoir ce qu’elle pourrait faire pour, au final, harmoniser tout ça. Parce que les eaux, elles, se calment quand il le faut. Et je me voyais mal, là, pouvoir rester de marbre à contempler son intrusion pleine d’éclaboussures.
Il ne me fallait pas bien longtemps pour aller tremper ma main dans l’eau, et finalement m’approcher de l’inconnue sans réellement réduire la distance entre nous. Je la longeais, tout comme je le faisais pour la rive et ce bassin. Je la contournais plus ou moins, lui jetant des coups d’œil tout en avançant aussi lentement que possible.

« Toi-même, tu n’es pas très… asiatique… »

Je disais cela en me référant seulement au cliché préconçu de la japonaise typique, petite, frêle et soumise. Elle n’avait rien de ce symbole des années passées. Peut-être tenait-elle de la nippone moderne, plus active, bruyante et délurée. Mais rien n’était sûr. Alors je l’observais. Les réponses ne tarderaient certainement pas.