Ça n'allait pas du tout.
La nuit ne tarderait sans doute plus à tomber, et Skylar était assise sur un banc dans la cour du pensionnat, les jambes repliées contre son torse et la tête posée sur ses genoux. Malgré les collants qu'elle avait mis sous son jean, son large manteau noir et sa grosse écharpe, elle mourrait de froid. Elle soufflait lentement sur ses mains pour les réchauffer, glissant parfois l'une d'elles dans sa poche, tenant de l'autre sa cigarette.
Elle n'aspirait qu'à la finir la plus vite possible, incapable de se résoudre à l'éteindre avant de l'avoir entièrement fumée - pour le prix que ça coûte !
Malheureusement au-delà des rafales de vent qui gelaient sa peau, il y avait cette froide douleur qui lui vrillait les entrailles. C'est à ce moment là qu'elle se rendait compte qu'il y avait bien longtemps qu'elle n'avait pas fait de crise - peut-être était-ce que le Japon lui réussissait plutôt bien ?
Néanmoins actuellement elle se sentait faiblir, et ne connaissait que trop bien tous ces symptômes.
Cherchant à repousser l'inévitable elle tenta de faire le vide dans sa tête, de se concentrer uniquement sur la façon dont se consumait sa cigarette, les cendres qui s'envolaient régulièrement... Mais elle commençait à se demander si ce vent gelé n'existait pas que dans sa tête, la frontière entre la réalité et les illusions de son esprit était maintenant très mince...
D'un coup elle se leva et se dirigea vers le bâtiment, jetant au passage son mégot dans une poubelle qui se trouvait sur son chemin.
Elle ne tolérait plus le murmure des arbres qui l'entouraient. Moqueurs, ils semblaient profiter de sa faiblesse et elle avait l'impression que son coeur n'était plus qu'un bloc de glace qui envoyait mille épines gelées dans chaque recoin de son corps...
La douleur s'accentuait à chaque seconde, elle en avait presque les larmes aux yeux en parcourant les couloirs tête baissée à la recherche d'un lieu tranquille où personne ne lui ferait de mal, et surtout où elle ne pourrait faire de mal à personne. C'est le souffle coupé qu'elle arriva devant la porte du sous-sol, elle avait l'impression d'être ensorcelée : une mélodie envoûtante s'échappait de ce lieu, ses hallucinations ne lui avaient jamais parues si réelles. Sans réfléchir davantage elle entra, et se sentit immédiatement en sécurité.
Des notes de violon résonnèrent dans son esprit, ce qui lui fit beaucoup de bien. La douleur était toujours très présente mais avait cessé de croître : c'était du jamais vu. Elle descendait les escaliers, la main son corps qui battait la chamade. Arrivée en bas, elle se figea net.
Elle n'était pas seule.
Un jeune homme, plutôt grand, se tenait au milieu de la pièce un violon à la main. Il jouait et semblait complètement emporté par sa propre musique, comme passionné par quelque chose dont elle n'arrivait pas à deviner l'origine. Elle l'observa.
Il était blond et possédait de grands yeux bleus dont elle ne put détacher son regard.
En temps normal elle n'aurait pas osé admirer de la sorte qui que ce soit - ayant elle-même des yeux vairons, elle ne savait que trop bien que ça pouvait être très gênant, mais cette fois-ci c'était tout à fait différent.
Il s'arrêta de jouer, attrapa une bouteille qui traînait près de lui et que Skylar n'avait même pas remarqué pour boire un peu, et d'un coup il leva les yeux vers elle, se rendant sans doute compte de sa présence.
"Salut."
Elle fut étonnée de l'entendre parler. Elle eut de sérieux doutes : son esprit embrumé était-il capable de lui faire croire à une hallucination aussi réelle ? Elle n'avait aucune idée de l'étendue des dégâts, de jusqu'où pouvait bien la mener sa folie. Alors que le temps de quelques secondes elle avait réussi à enfouir sa douleur, sa solitude, sa tristesse, tout resurgit d'un coup.
Elle se mordit la lèvre, et cacha tant bien que mal ses émotions, ne laissant apparaître sur son visage que la surprise d'avoir croisé une autre personne en ces lieux à un moment pareil.
Un peu tard, elle se rendit compte qu'elle n'avait même pas répondu. Elle se résolue à le faire, la voix mal assurée...
"Bonsoir... Est-ce que je te dérange ?"
Elle n'avait aucune idée d'où cette rencontre allait l'amener, et se demandait si elle n'était pas plutôt en train de parler seule, face à sa solitude.
Comment être sûre qu'il s'agissait là de la réalité ?