-"B*rdel de m****, fais ch*er, p***** !"

Un cri s'éleva dans l'air. Des injures provenant de la gorge enrouée de Aisya. Voilà, il suffisait qu'il somnole quelques heures sur un banc pour, à son réveil, se retrouver enfoui sous la neige. Quel monde de nul ! Mais en même temps, quelle idée de piquer un somme dehors en pleine hiver ? Bah quoi, les punks dorment toujours n'importe où, c'est ça qui fait leur force. Ce sont les rois de la débrouille ! Tu parles ... Le jeune punk se redressa en vitesse lorsqu'un flocon de neige se glissa dans son col. Il épousseta la neige qui s'était amoncelée sur son petit corps. Il en était recouvert et cela n'était pas prêt de s'arrêter. En effet, il s'était remis à neiger. C'est beau la neige, n'est-ce pas ? Cela a parfois le don d'apaiser les consciences, même les plus irascibles. Ce manteau blanc était si pur. Et l'épaisse couche de glace étouffait la plupart des bruits du monde. Seul le vent féroce faisait entendre le son de sa voix, et les insultes du rebelle.

Aisya passa au pensionnat, enfila un treillis plus épais et s'enroula dans une imense écharpe qui devait mesurer le double de sa taille. Il changea ses Doc's vertes pour des noires à semelles renforcées, enfila un bonnet péruvien bariolé sur ses oreilles percées et sortit de nouveau pour affronter ce paysage épuré. Il avait un creux dans son emploi du temps et en profitait pour bouger un peu. Rester assis sur une chaise à longueur de journée, ce n'était vraiment pas sa tasse de thé. Pioncer sur un banc, ça par contre, c'était plus dans ses conditions. Ses bottes crissaient dans la neige. Le vent fouettait ses joues rougies par le froid. Il enfonça ses doigts gourds dans ses larges poches. A l'intérieur, il sentit le contact d'un petit sachet en plastique et soupira de quiétude. Ses pas hasardeux le conduisirent vers la plage, lieu susceptible de ne pas être recouvert de neige. Du haut de la dune principale, son regard embrassait l'étendue de sable gris toute entière. Il n'y avait qu'une seule personne qui vagabondait, une jeune fille. Qui parlait. Toute seule ? Non, elle avait quelque chose avec elle. Une peluche ? Cette fille parlait à sa peluche ? Souhaitant en avoir le coeur net, il descendit sur la plage et alla à sa rencontre, non sans appréhension.

Arrivé à sa hauteur, il s'arrêta. C'était une bien belle jeune fille, au visage aussi immaculé que la neige. Elle était coiffée d'un chapeau de paille ce qui attisa un peu plus la curiosité du punk. Quelle fille étrange ! Bon, lui non plus n'avait pas l'air commun. Mais alors, qu'allait donner la rencontre entre deux personnes insolites ?

-"On peut savoir ce que tu fais ici ? Si tu veux profiter de la neige, c'est le dernier endroit où il faut se rendre ..."

La jeune fille se frappa le front.
La jeune fille respira profondément.
La jeune fille venait voir la mer avec un certain M. Bleu qui devait sûrement être sa peluche.
La jeune fille vouvoyait Aisya.

*Mais c'est qui cette fille ?!*

Le jeune punk n'avait de cesse de la dévisager avec une aisance qui mettait mal à l'aise. Comme les enfants. Ne vous est-il jamais arrivé de vous retrouver en face d'un bambin dont les grands yeux noirs vous transpercent pour une raison dont vous ignorez la cause ? C'est une situation extrêmement dérangeante par le fait que vous ne pouvez rien lui reprocher, soit parce qu'il ne comprendrait pas, soit parce qu'il ne vous écouterait pas. Les enfants sont impitoyables, peut-être même plus que la société. Aisya n'aimait pas les enfants. Pourtant, il réagissait comme eux. Parfois, pas tout le temps, évidemment.

Mais cette fille, elle était vraiment bizarre. Il y a deux catégories de gens étranges. Ceux qui le sont par leur comportement à la limite de la schyzophrénie, ou qui sont dans leur monde, comme pour cette jeune fille. Et ceux qui sont désagréables et méprisables, comme Aisya. Il était indulgent certes, mais réaliste. Et en réalité, cette inconnue était bel et bien dans son monde. Alice au Pays des Merveilles ? Peut-être. Ou pas. Alice était-elle donc si bizarre ? Il en doutait fort. Alice, elle était exceptionnelle. Si, un jour, il avait à rencontrer une fille à l'imagination aussi puissante, il serait capable de tout pour elle. L'amour ? Non, l'admiration. Voici une seconde particularité parmi tant d'autres chez Aisya : il n'aimait pas, il admirait. Son idéal féminin était blond, avait un bandeau noir, une robe bleue, un tablier blanc et un imaginaire sans fin. Mais existait-elle réellement ? Nous ne sommes pas dans une histoire, ici, c'est bien la réalité. Aisya faisait partie des méchants. Bis repetitam.

Le vent n'avait de cesse de souffler. Le chapeau de l'inconnue à la peluche manquait de s'envoler à tout moment. Elle tenait fermement dans ses bras minces sa peluche. Un espèce de chien bleu. C'était la robe qu'il voulait de cette couleur. Il reporta son attention sur la question qu'elle avait posé. La voix étouffée par son interminable écharpe, il répondit, non sans appréhension. Qui sait ce que pouvait réserver cette demoiselle ?

-"Moi ? Je fugue."

Il s'accroupit, sortit sa main droite et fit glisser le sable entre ses doigts. Un semblant de sourire s'était dessiné sur son visage. Pourquoi avait-il répondu une telle sottise ? Pour tester le conscient de cette fille. Allait-elle le croire ? Etait-elle aussi ingénue qu'elle n'avait l'air ? Peut-être. Ou pas.

Une idiote ? Nombreux auraient été les personnes à affubler la jeune fille de cette insulte. Aussi bien les personnes tout à fait normales que celles dans le même cas qu'elle. Les fous sont ceux qui prétendent ne pas l'être. Cette jeune fille se rendait-elle compte de sa bêtise ? Peut-être. Ou pas. Cette question démangeait les lèvres percées du punk qui se retint avec difficulté. Il serrait ses doigts, étreigant les grains de sable dans un enlacement mortel. Le câlin de la mort. Comme le baiser de la mort. Où avait-il entendu pareille expression ? Dans un film. Oui, et comment s'appelait ce film ? Où l'avait-il visionné ? Ses souvenirs se troublaient. Pourtant, cela ne faisait pas tellement longtemps qu'il avait quitté les landes écossaises. Allez, fais un effort, True-May ! Une voix lui insuffla cet ordre. Une voix féminine. Tu te souviens de cette fille, avec des oreilles de lapin ? Toujours en retard à vos rendez-vous. Evidemment. Durant combien d'années avait-il cru avoir à faire à Alice ? Une éternité.

C'était quoi, en fait, l'éternité ? On avait l'habitude d'utiliser ce mot à tout bout de champ, sans même savoir, la plupart du temps, sa véritable signification. Etait-ce une durée ? Une sensation ? Un sentiment ? D'après le poète français, c'était un décor. Un décor maritime. Aisya eut un regard enivré vers la surface plane de l'océan qui dévorait la plage. Qui avait-il sous la mer ? Du sable, abruti ! L'idiote et l'abruti. Ainsi, l'anarchiste ressemblait plus que prévu à cette jeune inconnue. D'ailleurs, l'ingénue avait commenté la réponse tout aussi stupide que lui. Il fut tout d'abord irrité; se mettait-elle à le juger ? Non, elle se rectifia aussitôt.

-"Pourquoi n'aurais-je pas le droit de fuguer ? Il se releva et reprit, balançant le sable au loin. Je fais ce que je veux, quand je veux. Je suis maître de moi-même !"

S'il avait osé proférer ceci quelques années plus tôt, un pied botté se serait abattu sur son crâne vide. Le pied de cette même lapine que précédemment. Elle ne supportait pas l'idée que le jeune homme se croit tout permis. Il y avait un minimum de règles à respecter, tout de même ! Aisya était abruti et irrécupérable. On ne le changera pas. Ou peu. Voilà. La fille à la peluche posa une nouvelle question. C'était le signe qu'elle souhaitait faire connaissance avec lui. Il y a des comportements humains qu'on ne change pas.

-"Ouais, ch'uis bien obligé. Sinon, à cette heure-ci, je serais en train de me bouffer du Proust à tours de bras avec le vioc' ... Pourquoi, toi aussi tu pionces là-bas ?"

Il s'écorchait presque les lèvres à parler de cette manière. Un punk, jusqu'au bout de la langue. Il le devait. Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas fréquenté les punks écossais. Et ça lui manquait.

Mais c'est quoi, au juste, l'éternité ?